Retour à la page des Paroles

Les histoires de nos veillées,

Le Joyeux, mon arrière grand père, et moi sortions de chez le Bert. peut-être ne vous souvenez-vous pas de cette petite épicerie située à l'angle de la place de l'église et du cours, en face de la route de la Valbonne.

Lorsque vous passerez par là, regardez, elle existe toujours, cette petite épicerie. mais elle a changé de nom.

Aujourd'hui, seuls quelques vieux Saint-paulétois, nés dans les années trente, se souviennent encore du Bert, mort depuis fort longtemps.

Savez-vous qu'à cette époque là il y avait trois épiceries au village: le Bert, le Soleil et le Caïffa…

Cette époque là, c'était celle de mon enfance, dans les années trente.

Nous sortions donc de chez le Bert où mon Papé Joyeux avait acheté son fromage favori, un "Carré de l'Est", et m'avait offert une poignée de berlingots.

Quelques pas encore et nous nous trouvions devant le monument aux morts, sur l'une des plaques, en haut, sur le coté droit, il me montra un nom.

-- Regarde, Petit, c'était ton grand oncle, le frère de ton grand père, mon fils le plus jeune. Il me l'ont tué en 15 au mois de juin, dans l' Argonne, au bois de la Gruerie. Il ne faut pas l'oublier…
Ah, ça a été dur, tu sais!!! Allez vient, on rentre.

Nous avons pris la route de la Valbonne et, après avoir marché quelques minutes en silence, il me dit:
-- Le Paul, nous l'avions marié en 1909 et son fils est né en 12.

Lui, il est parti en août 14 et il est mort sans avoir pu connaître sa fille qui n'était pas encore née lorsqu'il a été tué. Ah, la pauvre gamine…

Sa femme est morte des suites de l'accouchement et sa fille est morte en 17, de la grippe espagnole.

De toute cette famille, à la fin de la guerre, il ne restait qu'un orphelin…

C'est ça, la guerre, petit!!! Les paysans, tu sais, c'est de la chair à canon.

Après ces quelques phrases, encore quelques pas en silence, puis: Ce petit orphelin, l'André, ta grand mère l'a pris avec nous, à la ferme, où il y avait déjà ta mère et ton oncle Auguste, qui était eux aussi tout petits.

Tu te rends compte! Seule avec trois jeunes enfants, car ton Papé était, lui aussi à la guerre. Et moi, à plus de soixante ans, j'étais pas trop gaillard.

Arrivés au Grand Chêne nous nous sommes assis sur les bancs en bois, allez-y, vous verrez, malgré bientôt soixante dix ans, le chêne est toujours aussi grand et quelques morceaux de bois rappellent encore les bancs qu'il ombrageait.

J'espère que l'élargissement de la route de la Valbonne ne fera pas disparaître ces témoins de ma jeunesse… Mais où en étais-je? Ah, oui! J'étais assis à coté de mon arrière grand père, le Joyeux, et je n'osais pas interrompre son silence.

Il était loin, mon Papé Joyeux, dans les champs de sa ferme, sous la Fumade, durant la grande tuerie de 1914 à 1918.

-- Eh oui, tu sais, durant la guerre les hommes souffrent et ils courent le risque d'être tués ou de revenir estropiés pour le restant de leurs jours.

Il faut honorer le souvenir de leur sacrifice. C'est pour ça que nous avons élevé un Monument à nos Morts, et ne laisse jamais faire ceux qui voudraient déplacer ce monument pour se faciliter la vie. Les morts, vois-tu, nous les honorons.

Leurs veuves et leurs orphelins, nous les aidons.Les blessés, nous les soignons et nous les plaignons.

Mais qui élèvera un monument aux épouses de tous ceux qui sont partis au front ?

Pense à ta grand mère qui, en août 14, jeune mère de famille, a du prendre en charge à la fois ses enfants, ses parents et la ferme, bêtes et champs compris.

Il fallait qu'elles aient le caractère bien trempé et qu'elles soient dures à la peine, les femmes des paysans envoyés à la grande tuerie.

En août les moissons étaient terminées, mais pas encore le battage, et les vendanges étaient bientôt là. Et le cheval, Perlé, et les cochons, les chèvres, les lapins et les poules, il fallait s'en occuper. Et plus de voisins dans la force de l'âge qui puissent aider, ils étaient tous partis au massacre!

Moun Diëou! Les pauvres femmes! Elles ont tant souffert dans leur chair et dans leur cœur.

Vois-tu il fallait obtenir de ceux des champs qui étaient encore travaillés la plus grande partie du nécessaire à la subsistance, mais ne pas laisser l'ensemble de la propriété tomber en jachère, s'abourir, comme nous le disons, car il devait être possible de la remettre en exploitation dès le retour des hommes.

Quelle quantité de travail cela demandait pour les vignes!

J'ai vu ta grand mère atteler Perlé pour les travailler, ces vignes!

La brave bête, jamais un écart, elle paraissait comprendre l'anormale situation!

Elles ont réussi! Eh oui, mon petit, ta grand mère a travaillé comme un homme aux champs, comme une femme à la maison et comme une mère de famille avec les enfants, les siens et celui de son beau-frère déjà tué au bois de la Gruerie.

L'attente des lettres, toujours trop espacées et trop brèves: au moins, il va bien!

Mais aucun renseignement, ne pas savoir où se trouve l'époux ou le frère, ne pas savoir ce qu'il fait, est-il dans un secteur calme ou au sein de l'une des grandes batailles qui ont tué jusqu'à plus de mille hommes par jour?

Rien, la censure règne… Seules les trop rares et courtes permissions permettaient d'obtenir quelques précisions sur ce qu'était réellement "le front": l'horreur!

Et lorsqu'elles voyaient apparaître le Maire, avec la veste noire et le chapeau, porteur de l'on savait bien quelle nouvelle! Figées d'appréhension, glacées, jusqu'à ce qu'il dépasse le chemin desservant la ferme!!

Ce n'est pas pour nous, pas cette fois çi !! Puis il fallait rassembler tout son courage pour aller "faire visite" à la famille touchée, essayer de pauvres mots bien inutiles face à ces gens tordus dans la flamme de la première douleur.
Et penser que la prochaine fois, peut-être…

Et chaque jour recommencer. Chaque matin trouver la force d'affronter la fatigue et l'angoisse et essayer de ne pas penser à un avenir trop incertain pour soi comme pour les siens.

Oui, honorons et, surtout n'oublions pas, ceux qui ont affronté la mitraille et la souffrance, ceux qui ont perdu la vie ou la santé pour défendre quoi: leurs champs ? Oui, mais gardons le souvenir précieux de tout ce que nous devons aux Paysannes, nos anciennes, qui se sont battues dans les champs et les fermes, pacifiquement, armées seulement de leurs bras et de leur cœur.

Leur dévouement, leurs sacrifices, ont au moins autant de valeur que la gloire des combats.

-- Voilà; Petit, ce que je voulais te dire avant que tu ailles avec l'école.

Comme chaque année au mois de novembre, devant le Monument aux Morts.L'instituteur lira les trop nombreux noms de jeunes Saint-paulètois qui y sont gravés et, avec tes camarades vous répondrez à chacun d'eux: "Mort pour la France".

Mais n'oublie pas ce que je viens de te dire et associe à ton hommage toutes les Paysannes de Saint Paulet qui, pendant la guerre, ont assuré la survie du village.

Elles ont beaucoup, beaucoup, de mérite.

Allez, viens on rentre, on est presque rendus.

A ma Grand Mère

Lou Gustet


Retour à la page des Paroles